vendredi 19 avril 2024

La volonté d'ignorer 6.

 

 

Deux espèces invasives (Griffe de sorcière et herbe de la Pampa) dans une photo que j'ai prise au Conquet en 2009. Étais-je dans une propriété privée? Avais-je le droit d'être là? Allez savoir.

Et voici la dernière citation extraite de Terres incertaines, cerchant à illustrer les avantages et les désavantages de notre ignorance en matière de propriété privée. Une ignorance qui convient aux uns ou aux autres, mais pas simultanément.

« Je pourrais évoquer quelques exemples bretons (parfaitement banals mais d’autant plus représentatifs), comme le témoignage de ces étudiantes qui étaient rentrées dans un bois du Finistère en quête de champignons, et qui, arrêtées par le propriétaire, un célèbre navigateur, et invitées à décliner leur identité : « Nous sommes des étudiantes en ethnologie », ont-elles répondu (comme si c’était une justification …), « et nous pensions qu’il n’était pas interdit de ramasser des champignons ». « Comment ? », a répliqué le navigateur et propriétaire terrien, «vous étudiez l’ethnologie et vous ne savez pas que l’on ne rentre pas dans les propriétés privées ? La prochaine fois je vous lâcherai les chiens [1]». Je pourrais m’attarder sur les conflits dans la rade de Brest opposant, par endroits, les promeneurs désireux de longer la mer aux habitants des résidences proches du littoral.  Mais puisque face à ce genre d’expériences, comme on le disait, chacun d’entre nous a la légitimité d’un acteur social compétent, je conclurai ces quelques lignes par un témoignage personnel.

          Il y a quelques années, pendant mes vacances dans le Morbihan, je me promenais tranquillement sur la rive d’un fleuve, un enfant sur les épaules et tenant la main de l’autre, lorsque j’ai été approché et apostrophé par le propriétaire du lieu. Il tenait en laisse un boxer et je ne sais pas qui des deux était le plus nerveux. Je me suis excusé en lui expliquant que, vu la proximité du fleuve, je croyais me trouver dans un terrain communal. Je lui ai donc demandé où étaient, alors, les sentiers où on a le droit de se promener. À sa réponse : « Ici chez nous il n’y en a pas » j’ai cru opportun de prendre congé en lui disant : « Vous devez me pardonner, c’est que je viens des Alpes italiennes et chez nous, dans le bois et les prés, on circule librement ».

         Je me trompais. Même dans les Alpes, désormais, ce processus d’élimination des accès publics, d’abolition des droits coutumiers, de cautérisation des espaces interstitiels qui faisaient office d’amortisseur, dans leur indétermination, dans les rapports entre le public et le privé, est en train de s’imposer. Dans les vallées des Préalpes vénitiennes, pour situer géographiquement ce témoignage, les citadins, qui avaient l’habitude d’aller ramasser les champignons et les asperges sauvages dans les collines environnantes, sont de plus en plus confrontés aux nouveaux propriétaires qui, insensibles à l’histoire des lieux, érigent des palissades, installent des grillages métalliques derrière lesquels des schnauzer géants, des doberman et autres molossoïdes appartenant aux races les plus pittoresques émettent des aboiements dont la portée dépasse largement les limites des clôtures[2]. Du point de vue juridique, ces chiens marquent les confins d’une propriété. Du point de vue sémiologique, ils traduisent en termes canins, les peurs et la férocité de leurs propriétaires[3].



[1] Ce dialogue est quelque peu surréaliste, il est vrai : on a du mal à saisir le lien entre l’ethnologie et les champignons. On ne voit pas non plus pourquoi les étudiants en ethnologie devraient avoir des connaissances spécifiques en matière de propriété privée.

[2] En Italie, deux sentences, l’une du Tribunal de Messine, l’autre de celui de Lanciano, viennent d’établir qu’aboyer, pour un chien, est un droit naturel, et que les en empêcher  relève du « mauvais traitement ».

[3] Par un bouquet de roses je signifie mon amour. Par un chien enragé …

mercredi 17 avril 2024

La volonté d'ignorer 5 (prendre son pied dans une propriété privée)

 

La montagne Sainte-Victoire. Paul Cézanne, 1905

Il n'y avait rien de prophétique, dans ces lignes publiées il y a une dizaine d'annés. Nous le savions déjà tous, par expérience directe, que le droit de divaguer librément dans les espaces verts avait du plomb dans l'aile.  Les choses, aujourd'hui, sont juste en train de se préciser. Mais continuons avec l'épilogue de Terres incertaines  :

« C’est ainsi – j’ écrivais dans le billet précédent - que de nombreux espaces qui, pour citer Pierre Nora, constituaient de véritables « lieux de la mémoire collective » (la colline où l’on ramassait les narcisses, le torrent où l’on pêchait les écrevisses, l’étang où l’on allait nager, le territoire où l’on chassait …)* finissent par être clôturés et par conséquent, si l’on met les choses en perspective, « confisqués ». L’augmentation des prétendants aux espaces verts explique, en partie, ce phénomène : on peut comprendre que l’acheteur d’un pré, d’un jardin potager, d’une clairière, veuille les soustraire à l’enthousiasme, pas toujours vertueux, du passionné de tracking ou de l’éco-touriste. Il n’empêche que le résultat final, pour les résidents comme pour les visiteurs du week-end, est l’appauvrissement graduel des parcours disponibles et la dégradation du climat psychologique dans lequel se déroule ce périodique « retour à la nature ». Le conflit - parce qu’il s’agit d’un conflit -  joue encore une fois sur le mécanisme du déni et, dans certains cas, de l’occultation. Le marcheur dominical, comme on vient de le dire, tend à survoler le fait qu’une bonne partie de ses itinéraires en plein-air se déroule en fait dans quelque propriété privée (le massif de la Sainte-Victoire, par exemple, immortalisé par Cézanne et visité annuellement par près d’un million d’excursionnistes, est une propriété privée laissée courtoisement en libre accès aux spécialistes des sports extrêmes). Le propriétaire, de son côté, peut chercher à faire oublier l’existence d’un sentier communal qui passe à côté de sa possession, voire la traverse. Si près de ses terres se trouve une construction liée à la mémoire locale (et s’il n’envisage pas de l’ « incorporer » et de s’en servir à des fins commerciales), il souhaitera sa dégradation rapide en attendant, plus ou moins patiemment, que la nature reprenne le dessus.

         La portée anthropologique de ce phénomène est évidente : chacun d’entre nous pourrait jouer le rôle de l’ « informateur » et citer quelques exemples de clôtures improvisées, de déplacements abusifs des bornes,  de destruction d’éléments paysagers d’intérêt public, dont il a été le témoin et, en quelque sorte, la victime (ou, pourquoi pas, l’auteur). Je dis la victime parce qu’une donnée commune traverse ces témoignages : le contexte tendu, pour ne pas dire violent, dans lequel l’ « exploreur »  est mis au courant du fait qu’il est en train de s’aventurer dans une propriété privée et que les « espaces blancs » où il effectue ses reconnaissances ont un nom et sont régulièrement enregistrés au cadastre (« C’est vrai ? Mais si je viens ici depuis que je suis né et que personne ne m’a jamais rien dit …»). (Extrait de Terres incertaines. Pour une anthropologie des espaces oubliés, PUR, 2013, p. 214 (À suivre).

* Ça me rappelle une chanson de Nino Ferrer. Je suis en train de copier, maifestement.        

 


lundi 15 avril 2024

La volonté d'ignorer 4 («La prochaine fois je vous lâcherai les chiens»).

 

La loi du 2 février 2023 interdit l’accès aux grandes étendues naturelles appartenant à des particuliers, sous peine d’amendes allant jusqu’à 750 euros*. On comprend les raisons de cette décision : les amateurs de nature pullulent, ils se disséminent sur les « grandes étendues » comme des sauterelles (qui aiment la nature elles aussi) et finissent par les devaster**.

Les promeneurs n'apprécient pas trop cette loi restricitive et on  peut bien les comprendre : comme nous l'apprennent les historiens, à l'époque où les communautés paysannes ont cédé leurs terres à des particuliers, c’était à condition d’en pouvoir garder le droit d’accès. Dans une perspective historique, autrement dit, le propriétaire terrien qui confisque aux riverains le droit de profiter des anciens « communaux » ne respecte pas les pactes. On pourrait  le comparer à un voleur qui joue sur  l’opacité juridique de l’espace qu'il a acheté (et notamment sur l'oubli des conditions du premier contrat et des servitudes qu'il impliquait) pour s'assurer son exclusivité.

J’abordais cette problématique dans la conclusion de l’ouvrage Terres incertaines. Pour une anthropologie des espaces oubliés (PUR, 2013, p. 213  et suiv.), intitulée : « La prochaine fois je vous  lâcherai les chiens ». En voici le début :

« Le thème des terrae incognitae, au bout du compte, est éminemment politique. Politique au sens « bas », celui des rivalités entre voisins, des conflits entre autochtones et néo-résidents. Politique au sens « noble », parce qu’il nous invite à réfléchir autour des droits du citoyen en matière d’accès aux ressources naturelles et autour des modalités d’appropriation du territoire. Il s’agit d’un thème qui a trait à la sphère publique, mais qui a aussi des implications profondément privées, voire intimes, car chacun d’entre nous, en tant qu’excursionniste, ramasseur de noisettes, bird-watcher, aventurier  ou  boy-scout s’est familiarisé avec des lieux qui ne lui appartiennent pas mais qui sont devenus, en quelque sorte, partie intégrante de son identité. Cette familiarité n’est pas illégitime. Les formes de la propriété terrienne varient d’une région à l’autre et généraliser n’est pas facile. Mais certains aspects de l’histoire rurale justifient, dans leur ensemble, la relative désinvolture avec laquelle le citoyen estime, encore aujourd’hui, pouvoir se déplacer dans les espaces extra-urbains sans se sentir coupable. Nous pourrions évoquer le droit assuré à tout promeneur de parcourir le réseau des chemins vicinaux et d’accéder aux structures collectives disséminées dans le territoire (chapelles, lieux de culte, refuges, anciennes ruines, fortifications militaires d’intérêt archéologique …). Inutile de signaler l’existence de larges surfaces domaniales ouvertes à la fréquentation publique. On rappellera aussi l’ancienne coutume rurale de tolérer la libre circulation à l’intérieur des fonds une fois terminée la saison agricole . Et d’ailleurs, comme nous l’apprennent les spécialistes, lorsqu’au cours de l’histoire les communautés locales ont cédé les terrains collectifs à des particuliers, elles ont  très souvent conservé les droits d’usage : exploiter le bois mort, chasser, pêcher, ramasser les herbes et les champignons, etc. Ces droits, aujourd’hui, sont en train de perdre leur valeur légale. Quoi qu’il en soit, ils sont souvent oubliés par les nouveaux propriétaires ou par les héritiers des anciens. C’est ainsi que de nombreux espaces qui, pour citer Pierre Nora, constituaient de véritables « lieux de la mémoire collective » (la colline où l’on ramassait les narcisses, le torrent où l’on pêchait les écrevisses, l’étang où l’on allait nager, le territoire où l’on chassait …) finissent par être clôturés et par conséquent, si l’on met les choses en perspective, « confisqués ». (À suivre)

 

* https://mapetiterando.fr/actualites/loi-engrillagement/  

** "Mais non, moi je respecte la nature !". "D'accord, mais tu n'es plus tout seul. Lorsque, dans le même endroit, on est des centaines voire des milliers à respecter la nature ...".

samedi 13 avril 2024

La volonté d'ignorer 3 (La fabrication du sauvage).

 


Entre domestique et sauvage. On se croirait dans un film de Tarkovski. Pas de mise en patrimoine, pas d'architecture industrielle pour cette ancienne centrale hydroélectrique phagocytée par la végétation. Cliché SDB.

Dans ce troisième extrait j’achève la description du dispositif culturel (un dispositif inconscient) nous permettant de transformer les espaces peu anthropisés en lieux propices à toutes sortes de rêveries.

« L’historien Geoffroy Lloyd a montré l’importance, dans le monde grec, de ce qu’il définit comme le « principe de polarité » : l’attraction pour les pôles – attraction de type classificatoire – nous pousse à diviser la réalité en deux champs juxtaposés et à cataloguer les êtres et les choses, sur la base de couples antinomiques du genre nature/culture, sacré/profane etc.[1] Pendant longtemps l’Occident a organisé ses représentations officielles de l’espace autour de l’opposition domestique/sauvage[2]. L’emploi de ce binôme, qui fournit le support à d’autres couples oppositifs (proche/lointain, connu/inconnu, ordre/désordre, barbare/civilisé, mais aussi, dans un autre registre réel/virtuel, conscient/inconscient …), dépasse le simple cadre cognitif. Son efficacité est également d’ordre pragmatique. Définir certaines zones comme « abandonnées », « mystérieuses », « inhospitalières », « sauvages », « désertiques » etc., revient à les soustraire à l’univers quotidien pour les situer dans un espace alternatif géré par des règles différentes. En instituant d’office et manu militari un champ d’expérience opposé à la réalité ordinaire et soumis à un autre régime (celui de l’anomie, du retour aux origines, de l’authenticité, du primat du sentiment sur la raison …), on ouvre le chemin à l’imagination, à l’activité projective. En désignant ces espaces comme « autres », on les soustrait aux déterminismes de l’histoire et de la nature et on les rend disponibles pour toutes sortes de « bricolages ». Nous savons pertinemment que la nature sauvage est une illusion et que notre civilisation, pour paraphraser François Poplin, cultive aussi bien le sauvage que le domestique[3]. Cela ne nous empêche pas, en jouant justement sur le principe de polarité, de simuler l’existence de deux mondes opposés et de conserver une marge d’opacité, de mystère, même là où il n’y a plus rien à découvrir. » Terres incertaines. Pour une anthropologie des espaces oubliés, PUR, 2013, p.11

Le prochain épisode, à une époque où les anciens espaces de promenade sont de plus en plus interdits à leurs anciens usagers, sera consacré aux avantages et aux désavantages de cette opacité délibérément entretenue.



[1] Polarity and analogy. Two types of argumentation in early Greek thought, Bristol Classical Press, 1966.

[2] Une opposition tempérée par l’existence d’une zone intermédiaire, celle des espaces non cultivés, le saltus sépare l’ager de la  silva.

[3] Poplin, F. « Que l’homme cultive aussi bien le sauvage que le domestique ». In Exploitation des animaux sauvages à travers le temps, xiiie Rencontres d’Archéologie et d’Histoire d’Antibes, ivecolloque international de l’Homme et l’animal, Société de recherche interdisciplinaire, 1993, p. 15-16.

jeudi 11 avril 2024

La volonté d'ignorer 2 (La Wilderness? Oui, mais si on ferme les yeux)

 


La naturalité de la nature, nous le savons, est une construction sociale. Laissée tranquille,  la nature déconstruit les artefacts humains. Voici, à dix années de distance, ce que deviennent les fênetres de la centrale hydroéléctrique  que j'ai prise en photo pour la couverture de Terres incertaines.

Je continue ici avec la préface de Terres incertaines illustrant notre disposition opportuniste à l'oubli (la nature a une histoire, mais nous préférons le nier) que dans L’utopie de la nature*  je qualifiais de « Volonté d’ignorer »  :

L’ « opacité » de certaines portions de monde, cependant, peut être voulue, entretenue. Nous le savions depuis longtemps. Don Quichotte, enfermé dans les schémas mentaux du roman chevaleresque, refuse la réalité prosaïque des moulins à vent (« — Quels géants ? demanda Sancho Panza. — Ceux que tu vois là, lui répondit son maître, avec leurs grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux lieues de long. — Prenez donc garde, répliqua Sancho ; ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs bras, ce sont leurs ailes, qui, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin[1]). On ne compte pas les exemples historiques ou littéraires qui illustrent cette tendance à ignorer les évidences et, plus particulièrement, les informations qui risquent de faire vaciller un projet ou une conception du monde (comme l’idée, à l’époque de l’anthropologue Lewis Morgan, que les grandes plaines du Far West n’appartenaient à personne[2], ou la conviction, tout aussi opportuniste, que les territoires coloniaux n’attendaient que l’arrivée des colons pour être « mis en valeur ».). Aujourd’hui, grâce aux avancées des sciences humaines, ces dynamiques sont devenues plus explicites : le caractère inconnu des  Terræ Incognitæ se révèle de plus en plus comme une construction sociale, comme un lieu rhétorique qui conserve sa propre autonomie (une autonomie instrumentale) par rapport au référentiel, c’est-à-dire, par rapport au bois, à la lande, au marécage réels. Le caractère anonyme de certains espaces est « proverbial », il « va de soi », il est décrété a priori, conservé, programmé. Dans ce sens, il n’est pas à considérer comme un état, comme une condition correspondant à des caractéristiques physiques et démographiques précises, mais comme un processus et comme la conséquence implicite d’une certaine manière de concevoir le territoire (Sergio Dalla Bernardina (dir.) Terres incertaines. Anthropologie des espaces oubliés, Presses Unversitaires de Rennes, 2014,  pp. 10-11). (À suivre).

* L'utopie de la nature. Chasseurs, Écologistes, Touristes. Paris Imago,1996 p. 12 et suivantes)



[1] de Cervantes M. L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Traduction de Viardot L., Paris Flammarion, [1605] 1969 (GF, 1982, p. 92).

[2] L’objectif politique poursuivi par Morgan était justement de montrer que la Ligue des Iroquois, constituée par 5 « nations » indiennes,  avait bel et bien des droits sur des territoires.

mardi 9 avril 2024

La Volonté d'ignorer 1 (gesticulations sauvages dans une nature anthropisée)


Pour préserver le potentiel fantasmatique (ou tout simplement théâtral) des espaces naturels, ces étendues "sauvages" où chacun est libre de folâtrer comme ça lui chante, nous devons nier leur historicité. C‘était le point de départ de mon étude L’Utopie de la nature, Chasseurs, Écologistes, Touristes, qui date de 1996.

J’ai repris cette idée en 2013 dans l’introduction à l’ouvrage collectif Terres incertaines. Anthropologie des espaes oubliés (PUR). Ici, et dans les billets suivants,  j’en cite quelques passages, dans la vaine tentative de ralentir le processus de disparition inexorable qui affecte toute  production humaine. 

« Aujourd’hui, on le sait, les espaces blancs [sur les cartes géographiques] font défaut. Les agences touristiques continuent à nous proposer des voyages « exclusifs » dans des terres « non contaminées » en prolongeant la fiction dénoncée par Claude Lévi-Strauss, il y a déjà une soixantaine d’années, dans les pages de Tristes tropiques. Quelques-uns y croient encore. La majorité, en revanche, sait que ces terres paradisiaques sont tout aussi « authentiques » que l’odalisque rencontrée par Tartarin dans l’arrière-pays algérien  (il s’agissait en fait d’une « mercenaire » marseillaise qui s’était transférée dans la région pour des raisons professionnelles). On sait que l’offre est illusoire, mais on préfère ne pas y penser. (…) Il s’agit d’un refus qui, projeté dans l’histoire de l’Occident, peut sembler paradoxal*]. Nous avons l’habitude de penser que l’élan cognitif qui anime la société moderne ne tolère pas les vides, les zones d’ombre, les interstices: « Là où était du ça, doit advenir du moi » écrivait Freud. À l’instar de Freud, les géographes, les naturalistes, les anthropologues, qui à l’époque de Conrad traversaient les océans pour combler les « espaces blancs », étaient poussés par le désir de « mettre en lumière » : explorer, documenter, cataloguer, identifier les lieux et préciser la nature de leurs habitants éventuels. La formule « terra incognita », de ce point de vue évoquait l’idée d’une région inexplorée, c’est vrai, mais destinée à devenir « cognita » comme toutes les autres

L’ « opacité » de certaines portions de monde, cependant, peut être voulue, entretenue. (À suivre).




* Histoire de l’Occident telle qu’elle est synthétisée, par exemple, par  Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde ou par Norbert Elias dans La civilisation des moeurs.

dimanche 7 avril 2024

Un coup d‘épée dans l’eau ça va. Mille cinq cents …




Mille cinq cents. J’y pense et je me dis : « T’es fou ?  Mille cinq cents billets et mille cinq cents images. Pour ne pas parler des mots-clés.  Combien d’heures ça t’a pris ?  Tout ce temps et toute cette énergie pour alimenter un blog confidentiel, qui frôle le monologue, soutenu juste par quelques rares aficionados.  Et ça te sert à quoi ? Si on te payait, au moins  … ».  Je regarde dans le vide, je remonte au moment où j’ai décidé de me lancer dans cette aventure farfelue (nous étions dans un restaurant à la campagne, on mangeait du chevreau, le vin était moyen)  et je reconnais que c’est vrai : ma persévérance frôle l’aveuglement. D’autant plus que je n’ai aucun message à livrer. Mon côté réaliste voit les choses assez clairement : « On s’en moque de tes balivernes et de tes souvenirs personnels. C’est presque indécent ». Je lui réponds  : « Écoute … je témoigne. Est-ce qu'on a le droit? Peut-être qu’un jour, rétrospectivement ... Entre temps, en attendant la reconnaissance posthume, j’aimerais  continuer encore un peu ».

vendredi 5 avril 2024

Ruralités d'ailleurs (annonce)

 

 

Cliché de Tangui Przybylowski

Séminaire Ruralités contemporaines en question(s)

 

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (Paris)

 

 

Pierre Alphandéry, chercheur honoraire INRAE

Christophe Baticle, MCF, Univ. Aix-Marseille LPED / Habiter le Monde

Sophie Bobbé, chercheure associée au laboratoire LAP – EHESS

Sergio Dalla Bernardina, professeur, Univ. Bretagne Occid (LAP-EHESS)

Maxime Vanhoenacker, chercheur CNRS (LAP), référent pour cette UE

 

Lundi 8 avril 2024, 11h-13h

 

 

Salle AS1-24 - 54 bd Raspail 75006 Paris

En présentiel et en visio :

 

https://bbb.ehess.fr/b/sop-isd-pab-gfr


 

Le planter-partager est-il un arrangement gagnant-gagnant ? Étude de cas dans le Grand Ouest ivoirien (pays Wè-Guéré)

 

Tangui Przybylowski

 

 

Le contrat «planter-partager» a été introduit dans l'économie rurale ivoirienne dans les années 1990. Originaire du Ghana voisin, où il est apparu au milieu des années1950 dans le cadre du développement de la culture du cacao, ce contrat de travail conclu entre un propriétaire foncier et un agriculteur prévoit la mise en valeur d'une parcelle par la création d'une plantation, aboutissant au partage de cette dernière entre les intéressés. Cet échange terre/travail a souvent été étudié sous l'angle des conflits fonciers. La littérature met en avant sa capacité supposée à apaiser les tensions foncières interethniques. Le contrat est alors décrit comme «gagnant-gagnant», ou comme un moyen de limiter consciemment les conflits. À partir d'une étude de cas dans une zone rurale du Grand Ouest de la Côte d'Ivoire, nous cherchons à montrer que ce contrat, loin d'être bénéfique aux deux partis, aboutit à une exploitation quantifiable de la main d'œuvre. Cette estimation moyenne de la valeur extorquée au cours de ce contrat dans la zone d'étude concernée nous permet d'envisager une analyse plus large - sur l'ensemble de la Côte d'Ivoire - des changements récents dans le contenu de ce contrat foncier en constante évolution.
 

Présentation : Sergio Dalla Bernardina

 



 

 

mercredi 3 avril 2024

Des enfants et des loups

 

 

Alpes italiennes, il y a moins d'une semaine. La journée venait de commencer. Approchée par un loup pendant qu’elle se promenait dans le bourg, une dame de Santo Stefano di Cadore a réussi à l’éloigner en se mettant à crier et en frappant son parapluie contre un véhicule pour faire du bruit*.  Est-ce que si, à la place de la dame, le loup avait croisé un enfant en bas âge les choses se seraient passées différemment ?**

 

* A quand une loi pour la protection des parapluies ?

** On m’a fait remarquer que les loups, dans leurs relations avec les enfants,  se comportent mieux que les pitbulls. C'est assez probable.

lundi 1 avril 2024

En mangeant la bolognaise (Aux armes etc.)

 


Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek (une lecture indispensable)

 

À France Info, l’autre jour, on parlait de l’obésité. Il semblerait que le nombre d’obèses, en France, est en train d’augmenter. Dans le cadre du reportage, un représentant  de l’Armée a exprimé sa préoccupation, les jeunes Français trop gros n’étant pas aptes à combattre convenablement.  Tout est présenté comme normal et inéluctable, y compris la guerre. Aucune prise de distance critique, aucun doute, aucune ironie. Cette attitude a de quoi nous inquiéter.  J’aime beaucoup la radio publique.  Notamment lorsqu’elle est à la hauteur de sa tâche.

samedi 30 mars 2024

Amalgames d'État. Tous antisémites?

 

Prestidigitateur en train de détourner l'attention de son public

J’insiste : identifier un peuple à ses dirigeants politiques, comme si on parlait d'une "race", est une faute grave à la fois moralement et intellectuellement. Traiter d’antisémites les étudiants français qui critiquent les agissement du gouvernement de Benyamin Netanyahou est tout aussi irresponsable que mettre sur le même plan Hamas et la population palestinienne.

Dans la préface à mon ouvrage L’éloquence des bêtes je faisais la différence, en choisissant mes mots, entre un gouvernement et une "race":

« Bien qu’infondé, le préjugé selon lequel l’amateur d’animaux n'aimerait pas les hommes recèle un soupçon qui l'est peut-être un peu moins : celui (…) que l'intérêt pour la cause animale ne soit parfois qu'un prétexte[1], un alibi permettant de se mettre en scène, de délégitimer les autres, mais aussi de détourner l'attention de quelque chose que nous préférons cacher.   Un événement exemplaire nous permettra d'illustrer cette idée. Au mois de février 2001, les visiteurs du site Web de la chaîne de télévision  Msnbc News étaient censés choisir la plus significative parmi les images « fortes » récemment diffusées par les médias. Pendant les trois premières semaines, le cliché gagnant, avec beaucoup de marge sur ses rivaux, a été celui, tristement célèbre, d'un jeune palestinien  accroché à son père juste avant d'être abattu par l'armée israélienne. Quelques semaines plus tard, après une campagne e-mail à l’initiative des  sympathisants du gouvernement Sharon, deux nouvelles images avaient remplacé la précédente : la première était le portrait d'un chien qui a perdu ses pattes postérieures.  C’est celle-là qui a gagné le concours. La deuxième, suivie par d'autres reproductions d'animaux, immortalisait un autre chien en train de brûler[2]*.

Le sacrifice animal, dans ce cas, ne remplace pas le sacrifice humain, il sert tout juste à l'occulter. Nous sommes aux antipodes des fables d’Ésope ou des sermons de Saint François : l’animal, ici,  loin de nous aider à réfléchir sur les conduites des hommes,  est mis au premier plan pour nous les faire oublier ». (L’éloquence des bêtes.  Quand l’homme parle des animaux, Paris, Métailié, 2006, pp.19-20).



[1] Inutile de préciser que pour établir ce genre de constats il faudrait connaître l' « éthologie » de l'amateur d'animaux. Voici un beau sujet pour apprentis ethnologues désireux de  développer leurs compétences en matière d’ « Observation participante ».

[2] D’après un article de Dean E. Murphy  paru dans le New York Times et repris par le quotidien La Repubblica du 4 mars 2001, p. 16

jeudi 28 mars 2024

Bestial (autour d'un terme désuet)


 


Mustélidé assagi dans un tableau de Léonard de Vinci (Milan, 1488)

 

Chez les démocrates progressistes  dont je prétends faire partie*, il y a des gens qui n'éprouvent que des  bons sentiments. Ce n’est pas mon cas. Je cherche à me retenir, et souvent j’y parviens  … mais, face à des événements qui me troublent, j’ai envie de prononcer des mots déplacés – ces mots réactionnaires lourds d’histoire, lovés dans notre inconscient, qui profitent de la moindre occasion pour jaillir de notre bouche comme des  diables à ressort. En voilà un :

 

"Bestial, bestiale, bestiaux :

adjectif  (latin ecclésiastique bestialis, de bestia, bête)

Qui ressemble à la bête par son physique, son comportement, ses penchants ; se dit de ce physique, de ce comportement : Un instinct bestial.

Synonymes : animal - brutal - grossier - sauvage

Contraires : cultivé - délicat - raffiné – sophistiqué". (Le Larousse)

 

Ce terme désuet - l'éthologie a prouvé  son inadéquation à la réalité animale -  me fait penser au comportement des mustélidés qui pénètrent dans un poulailler et,  enivrés par le goût du sang, font un carnage.

« Ce n’est pas le goût du sang, répliquent les spécialistes, et le carnage a ses raisons :  c'est une réaction naturelle ».

Je comprends. Mais tirer sur des gens qui dansent, quand même …**

 

* À une nuance près : je qualifie mon progressisme de "Progressisme critique"  par rapport au "Progressisme acritique" du politiquement correct.

**Et ce n'est pas la première fois.

mardi 26 mars 2024

Le cinéma (souvenir d'enfance)

 


J’avais dix ans. J'étais sur la colline derrière chez moi, en train de cueillir des cyclamens.  Sur le chemin de terre je vois arriver une 600 Fiat. Trois carabiniers descendent du véhicule le pistolet à la main. J’assiste à la scène en cachette, comme au cinéma. Quelqu’un dit : « Où tu l’as vu ? ». On lui répond : « Il est passé par là ».  Soudain, comme d’un chapeau de magicien, je vois sortir de la voiture un teckel. « Vas-y, cherche, cherche … ».   Deux minutes plus tard j’entends crier : « Le lièvre … il vient de ton côté ». Quelque chose bouge dans l’herbe. Le carabinier sur ma droite  pointe son pistolet. J’attends la déflagration mais il ne tire pas. Il se retourne vers son collègue et lui dit « Mais tu es con ? j’ai failli tuer mon chien ». Ils montent dans la 600 et repartent à toute vitesse.

On se croirait dans un  film de Buñuel.


dimanche 24 mars 2024

La déconstruction du mal (phallocrates et phallophobes)

 


 

  

Cliché SDB

 

Il y a quelques temps, une revue avec laquelle j'ai eu le plaisir de collaborer a refusé mon article consacré aux barbecues. J'y parlais de la viande, mais aussi de genres et de virilité. Le sujet, m’a-t-on expliqué, était trop complexe pour être traité en 3500 signes espaces compris (c’est vrai que les barbecues deviennent de plus en plus encombrants). Ayant trouvé l'argument jésuitique, oui, mais incontestable, j'ai proposé mon papier ailleurs.

J’y pensais l’autre jour en visitant l’église paroissiale de Saint-Michel-en-grève. En regardant vers le haut,  au sommet du retable, l’œil m’est tombé sur une statue représentant le diable, complètement déshabillé,  terrassé par un Saint Michel convenablement vêtu. Et qu’ai-je vu entre les jambes du diable ? Un serpent. Ah non, ce n'était pas un serpent, c'était un phallus à tête de serpent.

C’est une manière comme une autre de figurer le dragon, dira-t-on. Mais on peut s'étonner  que, pendant de très longues années, l’Église ait offert au regard des fidèles cette reproduction assez réaliste, juste un peu maquillée, du sexe masculin. Les messes, autrefois, ne finissaient jamais. Et je pense aux grenouilles de bénitier, aux enfants de choeur, aux mamans vérécondes et  aux bons pères de famille tiraillés  entre le devoir d'acquiescer au sermon du curé et la tentation de lancer un regard furtif vers l’abominable.

Quel message symbolise ce serpent anthropomorphe ? La lutte contre le mal, bien évidemment.  Et quel est le mal par définition ? J’interprète la sculpture : c’est la sexualité masculine.  La lutte contre le mal, dans cette perspective, devient la lutte contre le mâle*.

 

*Mon article a été publié dans le n. 91 de la revue La Grande Oreille. Une version plus courte est accessible dans ce blog.  Je rappelle mon horreur pour les phallocrates, dont l’idéologie et les agissements machistes alimentent toute une série de généralisations arbitraires.